Cette petite gêne, parfois imperceptible, mais tenace, porte un nom : l’insécurité linguistique. Elle hante nombre de francophones vivant en contexte minoritaire. Mais peut-on transformer ce malaise en une force?
C’est le pari de la professeure et sociolinguiste Phyllis Dalley et du leader en construction identitaire Martin Laporte, cofondateur de la troupe d’improvisation Improtéine. Ensemble, ils démontrent comment la langue, loin d’être une barrière, peut devenir un outil d’émancipation, de création et de fierté.
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Une notion plus complexe qu’il n’y paraît
Pour Phyllis Dalley, professeure titulaire à la Faculté d’éducation et spécialiste de l’éducation en contexte minoritaire à l’Université d’Ottawa, l’insécurité linguistique se décline en deux formes.
D’un côté, l’insécurité formelle : ce sentiment de ne pas parler le « bon » français, celui des livres ou des radios nationales. « On hésite, on a honte, explique-t-elle. On se dit : je devrais être capable, c’est ma langue maternelle. »
De l’autre côté, l’insécurité statutaire : le sentiment que le français n’a pas le même poids social, politique ou économique que l’anglais. La professeure Dalley en illustre la réalité par un témoignage profondément marquant : « Lorsque mon conjoint est décédé, je me suis rendue à Service Ontario pour régler des formalités. Bien que militante francophone convaincue, j’ai choisi de m’exprimer en anglais, car, dans ma fragilité, c’était plus simple. »
Ces expériences révèlent une réalité fondamentale : l’insécurité linguistique n’est pas une faiblesse personnelle, mais le résultat d’un rapport de force entre les langues, leurs variétés et leurs locuteurs et locutrices.
Une réalité universelle
Si l’on associe souvent cette insécurité aux francophones en situation minoritaire, elle touche en réalité toutes les communautés linguistiques. L’anglais de Terre-Neuve peut sembler « inadéquat » à Ottawa; l’acadjonne en Nouvelle-Écosse peut être jugé « trop populaire » face au français standard; les personnes d’origine haïtienne ou sénégalaise nouvellement installées au Canada découvrent que leur français, pourtant prestigieux chez eux, ne correspond pas aux normes locales.
« Partout où il existe une hiérarchie des variétés, il y a de l’insécurité », résume Phyllis Dalley. Et tant que subsisteront ces rapports de pouvoir, elle persistera.
L’école : lieu de vulnérabilité, mais aussi de résilience
Dans les écoles de langue française en Ontario, de nombreux élèves grandissent avec peu ou pas de français à la maison. Leur parcours identitaire repose alors sur la quête d’une légitimité francophone souvent fragile. Et c’est précisément la façon dont le personnel scolaire accueille cette diversité qui peut tout changer.
« Les membres du personnel enseignant doivent prendre conscience de leur pouvoir, insiste la professeure Dalley. Accepter que la variation soit normale, reconnaître la valeur de chaque variété du français comme levier d’apprentissage. » Il s’agit ainsi de s’affranchir du carcan du français standard pour adopter ce que Phyllis Dalley nomme une pédagogie plurinormative.
Car si l’école peut engendrer des blessures : ces élèves constamment corrigés finissent par croire qu’ils ne sont « pas vraiment francophones ». Mais elle peut aussi devenir un espace de résilience langagière, c’est-à -dire de ressourcement de la capacité à continuer d’utiliser le français, malgré les obstacles et l’adversité.
Quand l’art fait tomber les barrières
À ce titre, le parcours de Martin Laporte et d’Improtéine est éloquent. Leur mission? Offrir aux jeunes une expérience théâtrale francophone qui ne se prend pas au sérieux. « On ne voulait pas enfoncer le français dans la gorge des élèves, raconte Martin Laporte, leader en construction identitaire, auteur et membre fondateur d’Improtéine. On voulait qu’ils en aient le goût, un peu par osmose. »
Sur scène, l’improvisation agit comme un catalyste. C’est un espace à haut risque – parler sans filet devant un public –, mais qui paradoxalement sécurise. « Le public comprend la difficulté, peu importe la langue. Il ressent de l’empathie, ce qui libère les jeunes. » Et le résultat est là  : des élèves qui, même maladroits, osent se lancer, rient, jouent et redécouvrent le français comme une langue vivante, amusante, partagée.
Fierté et pluralité
Cette approche rejoint l’analyse de Phyllis Dalley : la fierté francophone n’est pas homogène. Elle se décline en une mosaïque d’accents, d’histoires et de pratiques langagières et de rapports au français.
Or, plus on multiplie les occasions de les entendre et de les valoriser, plus on renforce la résilience des communautés. Spectacles, festivals, hip-hop ou littérature jeunesse en français local : chaque occasion de dire, de chanter et d’écrire dans sa variété de français contribue à un vivre-ensemble pluriel. « Il faut qu’on arrête de chercher le bon français unique, martèle la professeure Dalley. La langue, c’est une question de rapports de pouvoir. Reconnaissons-la et transformons-la en force collective. »
Les blessures invisibles
Mais parler de fierté suppose aussi de reconnaître les blessures. Ces humiliations vécues dans la cour d’école, ces moqueries sur un accent, ces silences imposés devant ceux qui « parlent mieux ».
« Même moi, universitaire, je ressens de l’insécurité, confie Phyllis Dalley. Face à des collègues qui manient le français standard avec aisance, je doute, je me tais parfois. »
« Ces blessures, dit-elle, doivent être nommées. Non pour s’y enfermer, mais pour en sortir ensemble. Car l’insécurité ne disparaîtra pas tant qu’elle sera vécue comme une faute individuelle plutôt que comme un produit des rapports de pouvoir ».
Construire ensemble
Alors, que faire? Pour Martin Laporte, la réponse passe par la multiplication des occasions de se rassembler, de socialiser en français, de normaliser la diversité des accents.
Pour Phyllis Dalley, par une prise de conscience collective : reconnaître le pouvoir des institutions, du personnel scolaire, des artistes, mais aussi celui des simples interactions quotidiennes. Et tous deux en appellent à bâtir ensemble un « nous » francophone, fait de multiples couleurs teintes, sans couleur dominante qui enrichissent une francophonie en mouvement.
Transformer la vulnérabilité en force
Au fond, ce que rappellent Phyllis Dalley et Martin Laporte, c’est que parler français en Ontario, ce n’est jamais anodin. C’est un acte chargé de mémoire, de pouvoir, parfois de douleur. Mais c’est aussi une occasion constante de créer, de se solidariser, de s’affirmer.
Et si l’insécurité linguistique, plutôt que d’être un frein, devenait ce moteur invisible qui pousse à inventer, à rassembler et à rêver? Car derrière chaque hésitation, chaque accent, chaque variété de cette langue, il y a une communauté en mouvement, décidée à faire du français non pas une cage, mais un terrain de jeu, un lieu de rencontre et d’avenir.