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Charles-Maxime Panaccio
Pour le professeur Charles-Maxime Panaccio, c’est là un aspect du processus judiciaire qui tend à rester dans l’ombre.

Son récent ouvrage, , propose une réflexion à la fois rigoureuse et accessible sur un sujet souvent perçu comme technique et secondaire : la preuve judiciaire. Amalgamant théorie, exercices d’application et propositions de réforme, il rappelle la pertinence et la vitalité de la doctrine juridique – un champ peut-être un peu moins bien connu du travail des juristes universitaires.

Dans cet entretien, le professeur Panaccio revient sur les origines de son ouvrage, le rôle de la doctrine juridique dans l’enseignement et l’évolution du droit, les défis contemporains de la recherche universitaire, ainsi que les réformes qu’il estime nécessaires en matière de preuve.

Avec clarté et nuance, il partage une version adaptée du travail doctrinal classique et offre des conseils lucides aux jeunes chercheurs attirés par cette voie.

Votre publication de 2024, La preuve judiciaire : Mise en contexte en droit civil québécois, examine la preuve judiciaire, à la fois en termes de règles juridiques et de raisonnement probatoire. Qu'est-ce qui vous a incité à choisir ce sujet ?

Charles-Maxime Panaccio : C’est assez simple. D’abord, j’enseigne le droit de la preuve depuis bientôt vingt ans et j’avais accumulé beaucoup de notes personnelles, d’exercices et d’autre matériel sur le sujet. À un moment donné, j’ai pris conscience que je pourrais mettre tout ça en ordre et produire un ouvrage qui serait un amalgame de doctrine et de manuel étudiant.

Quant à la division du sujet entre règles et raisonnement, je devrais d’abord préciser que par l’expression « raisonnement probatoire Â» je fais référence, généralement, aux processus de réflexion que nous utilisons lorsque nous tentons de déterminer l’existence de faits survenus dans le passé. Ce peut être, par exemple, pour des fins de pure connaissance historique, ou pour comprendre les causes d’un accident d’avion. Plus particulièrement, dans les contextes judiciaires, certains faits nous intéressent parce qu’une issue juridique dépend de l’application d’une règle générale (par exemple « le meurtre est interdit Â») à une conclusion factuelle (le 12 juillet 2024, à Boisbriand, Geneviève A. aurait causé la mort de Bibi B. en l’empoisonnant à l’aide d’une dose massive d’arsenic). La Couronne prétendra que Geneviève a bel et bien empoisonné Bibi à l’arsenic. Si elle n’a pas de confession ou d’éléments de preuve plus directs, elle devra peut-être suggérer que seule Geneviève avait la possibilité d’empoisonner Bibi, et qu’elle avait un mobile financier (une police d’assurance-vie?) pour le faire, etc. Et des éléments de preuve spécifiques devront être mis de l’avant au soutien de l’allégation de meurtre, par exemple le témoignage du médecin légiste ayant effectué l’autopsie sur Bibi, les données du téléphone de Geneviève montrant ses allées et venues, le document constatant le contrat d’assurance-vie, etc. Bref, tout cela pour que le juge ou le jury puisse, par un processus d’inférence (pensons à Sherlock Holmes), conclure (ou non) hors de tout doute raisonnable que Geneviève a assassiné Bibi.

Ensuite, cette division n’est pas de mon cru : elle remonte au moins aux travaux du philosophe britannique Jeremy Bentham (1748-1832) sur le traitement judiciaire des questions factuelles et sur les principes et règles qui devraient encadrer leur résolution. L’américain John Henry Wigmore (1863-1943), a encore davantage appuyé sur cette division en produisant deux grands ouvrages distincts, un sur le raisonnement sur les faits et un sur les règles de preuve. Enfin, plus récemment, le professeur William Twining (1934- ), qui a surtout enseigné à University College London, a récupéré le témoin (haaa!) de ses prédécesseurs et développé encore davantage l’étude, l’enseignement et la pratique du raisonnement probatoire. Le processus de construction du dossier factuel m’apparait aussi crucial qu’une bonne connaissance des règles de fond pour la cause d’un justiciable, mais nous l’enseignons assez peu à nos futurs juristes. J’ai donc tenté de me hisser un peu sur les épaules de ces géants. Mais dans un monde idéal, je devrais traiter les aspects liés au raisonnement plus en profondeur et à travers des exercices de mise en situation reprenant, par exemple, de véritables affaires judiciaires impliquant des faits controversés. Il y a lieu d’être optimiste pour le domaine, notamment parce qu’il n’est plus limité au monde anglo- américain. Par exemple, au début du mois de juin 2025, à Gérone en Espagne, a eu lieu la seconde édition de la « Michele Taruffo Evidence Week Â», qui a réuni un grand nombre de juristes du monde entier pour discuter de raisonnement sur les faits. Le  donne un bon aperçu de son ampleur.

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« L’exercice doctrinal expose et ¾±²Ô³Ù±ð°ù±è°ùè³Ù±ð les sources de droit, ce qui implique un effort de mise en cohérence à mi-chemin entre la description et la création. Â»

Charles-Maxime Panaccio

Vous concevez-vous comme un auteur de doctrine ? Si oui, comment décririez-vous la recherche doctrinale et son impact sur la pratique, l’enseignement et l’évolution du droit ?

C.-M. P. : Oui : une bonne partie de mes travaux peut être qualifiée de doctrine au sens usuel du terme. L’ouvrage sur la preuve judiciaire en est un exemple, dans la mesure où il s’adonne à l’exposé, l’explication, l’interprétation et à une certaine critique des sources officielles du droit sur le sujet. Les conceptions de la nature et du rôle de la doctrine varient évidemment selon les traditions et les juridictions, mais je crois que j’en donne ici une définition Å“cuménique. L’aspect recherche dans le sens empirique du terme est plutôt limité dans ce contexte : il s’agit essentiellement de recenser les sources de droit officielles (ou quasi-officielles) et les autres Å“uvres doctrinales pertinentes.

Nous n’avons cependant pas à nous en excuser, pour plusieurs raisons. D’abord, vu la diffusion d’un nombre imposant de jugements, ce travail peut être exigeant. D’ailleurs, je crois que la doctrine ne peut - et ne doit - plus espérer être exhaustive si elle veut préserver sa valeur (encore plus dans les matières civiles au Québec, auxquelles la doctrine du précédent ne s’applique pas). Ensuite, l’exercice doctrinal expose et ¾±²Ô³Ù±ð°ù±è°ùè³Ù±ð les sources de droit, ce qui implique un effort de mise en cohérence à mi-chemin entre la description et la création. C’est un travail auquel s’adonnent aussi les juges lorsqu’ils doivent décider d’affaires où ces sources n’offrent pas de solution évidente. La doctrine offre donc des pistes de raisonnement aux tribunaux, qui peuvent les suivre ou non. C’est une Å“uvre utile, qui est exclusivement celle des juristes. Autrement dit, la doctrine fait notre spécialité à l’université et en général.

Si vous pouviez introduire une réforme majeure dans le droit de la preuve, quelle serait-elle et pourquoi ?

C.-M. P. : Je suggérerais deux réformes en droit de la preuve québécois et canadien. La première est plus modeste et concerne les règles québécoises encadrant la preuve des documents « technologiques Â». En fait, comme je l’ai fait valoir dans un texte récent (dans la  de 2023), il me semble qu’à peu près toute la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, qui est entrée en vigueur en 2001, devrait être mise au rancart. C’est une loi inutilement compliquée que les avocats et les juges fuient, et la question de la preuve des documents technologiques devrait donc être réexaminée du début.

La seconde est plus générale et vise les règles de preuve dans les matières fédérales. Celles-ci pourraient être considérablement améliorées si l’on remplaçait le « patchwork Â» statutaire que constitue l’actuelle Loi sur la preuve au Canada par quelque chose s’approchant des Federal Rules of Evidence américaines. Ces règles sont du ressort du pouvoir judiciaire fédéral (par autorisation du Congrès) et sont constamment soumises aux yeux de comités consultatifs. Elles sont claires, exhaustives et équilibrent admirablement normes générales, lignes directrices et exemples d’application. En fait, toutes nos juridictions pourraient s’en inspirer à divers égards. 

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« La pluralité des approches à l’étude du droit donne inévitablement lieu à des débats perpétuels, […] mais je crois que la doctrine mérite pleinement qu’on continue à la valoriser et à la défendre. Â»

Charles-Maxime Panaccio

Votre livre comprend des questions de discussion et des exercices d'application. Comment voyez-vous la contribution de la doctrine à la pédagogie du droit, en particulier à l'enseignement du droit de la preuve ?

C.-M. P. : La doctrine, il me semble, a toujours contribué à l’enseignement du droit, puisqu’elle en recense et en explique ses sources. Mais dans sa forme plus traditionnelle - le traité ou le précis « scientifique Â», au sens ³Ù°ùè²õ large du terme - elle a forcément tendance à s’éloigner de la pratique. Évidemment, les professeurs peuvent toujours faire simultanément usage de contenu plus pratique, y compris d’exercices. Par contre, pour le droit de la preuve, comme je l’évoquais dans ma première réponse, il m’apparait particulièrement souhaitable d’au moins donner un aperçu du raisonnement probatoire, et d’entrainer les étudiants à appliquer les règles dans des contextes pratiques. C’est la raison pour laquelle j’ai intégré des exercices (que j’ai d’ailleurs toujours utilisés en classe) dans le livre. En ce sens, il se distingue des ouvrages classiques de doctrine, et se rapproche d’ouvrages plus didactiques qui existent depuis longtemps. Comme l’explique la couverture arrière du livre, j’ai essayé de faire plusieurs choses en même temps et de m’adresser à divers publics. On pourra m’accuser d’éparpillement, mais je crois qu’il y a un fil conducteur. Pour le moment, je demeure impénitent.   

Selon vous, quels sont les plus grands défis à surmonter pour mener une recherche juridique doctrinale, en particulier dans des domaines tels que le droit constitutionnel et le droit de la preuve ?

C.-M. P. : Je peux d’abord penser à quelques difficultés ordinaires, comme la procrastination et le perfectionnisme mal placé, qui vont de pair.

Sinon, de manière ³Ù°ùè²õ générale, je crois que la défense de la valeur même de la doctrine juridique pose un certain défi. Comme je le disais dans ma réponse à la question 2, la doctrine est en quelque sorte le pain et le beurre des juristes universitaires. Mais justement parce qu’elle tombe un peu entre deux chaises et qu’elle est difficile à placer dans des catégories contemporaines de « savoir Â» qui peuvent sembler plus robustes (les ³Ù°ùè²õ diverses « sciences empiriques Â»), elle prête le flanc à une critique d’insuffisance ou de trivialité. Celle-ci peut être renforcée par le fait qu’à notre époque le succès universitaire tend à être mesuré par le montant des subventions reçues par les professeurs, facultés et universités. Or, la doctrine, comme celle à laquelle je m’adonne au sujet des droits constitutionnels et du droit de la preuve, ne coûte à peu près rien à produire (sauf évidemment les salaires, ordinateurs, etc.). C’est un travail plus solitaire, qui a peu à voir avec le travail de laboratoire, et qui peut ³Ù°ùè²õ bien se faire avec un minimum de financement. Je suppose d’ailleurs qu’on peut dire la même chose des travaux de certains de nos collègues des « humanités Â» (philosophie, histoire, littérature, etc.). La pluralité des approches à l’étude du droit donne inévitablement lieu à des débats perpétuels, et c’est ³Ù°ùè²õ bien comme ça. Mais je crois que la doctrine mérite pleinement qu’on continue à la valoriser et à la défendre.    

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« Il y a toujours une place pour celles qui s’intéressent au droit d’un point de vue plus exclusivement intellectuel, sans nécessairement vouloir s’adonner à des activités de recherche empirique. Â»

Charles-Maxime Panaccio

C.-M. P. : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes chercheurs intéressés par la recherche doctrinale en droit ?

Hmm… J’aimerais dire qu’il y a toujours une place pour celles qui s’intéressent au droit d’un point de vue plus exclusivement intellectuel, sans nécessairement vouloir s’adonner à des activités de recherche empirique. En fait, malgré que l’on remette parfois en question sa pertinence, il me semble que la doctrine continue à prospérer à travers le monde. Et donc, je leur suggérerais, et ça vaut aussi pour toutes les autres approches au droit, d’aller à la rencontre des professeurs qui les inspirent et de leur demander s’ils ont besoin d’aide quelconque dans leurs travaux. Ce pourrait être la vérification de sources, la mise en forme de notes de bas de page, de la recherche documentaire, de lire et résumer des textes, etc. Toutes ces tâches font partie du travail, et sont de toute façon plus généralement formatrices.