Peu de chercheurs incarnent mieux cette mission que le professeur Patrick Dumberry, spécialiste reconnu du droit international et de l’arbitrage, dont les travaux influencent les débats devant les tribunaux, les cours et les organisations internationales.
Auteur de plus de 90 publications et de 10 ouvrages édités par des maisons d’éditions prestigieuses, le professeur Dumberry s’est penché sur des enjeux allant de la responsabilité des nouveaux États pour les actes illicites commis par leurs prédécesseurs à l’interprétation de la clause du traitement juste et équitable dans les traités protégeant les investissements étrangers. Ses recherches apportent à la fois des données empiriques et des cadres d’analyse indispensables pour mieux comprendre certaines des questions les plus importantes en droit international contemporain.
Dans cet entretien, le professeur Dumberry revient sur ses récents ouvrages, sur la place de la recherche doctrinale dans l’évolution du droit international et partage ses conseils aux jeunes chercheurs qui souhaitent s’engager dans cette voie.
Q. Votre récent ouvrage, , explore un enjeu complexe du droit international. Pouvez-vous expliquer comment vos recherches sur ce sujet ont évolué et quelles conclusions originales vous avez apportées au débat ?
Patrick Dumberry : Il s'agit en fait de la 2e édition d’un livre que j'avais publié en 2007 qui était le fruit de ma thèse de doctorat. Lors de mes études de doctorat, j’ai analysé la question suivante : Un nouvel État peut-il être responsable des actes illégaux commis avant son indépendance par l'État prédécesseur? Par exemple, si le Québec devient un pays souverain, peut-il, dans certaines circonstances, être tenu responsable des actes illégaux commis par le Canada? La réponse de la doctrine était immanquablement négative alors même qu’à mon avis plusieurs nuances s’imposaient.
J'ai donc entrepris un travail de recherche assez considérable pour analyser la pratique des États et les décisions des tribunaux internationaux. À la lumière de ces recherches, j’ai pu établir des lignes directrices indiquant dans quelles circonstances il peut y avoir une succession à la responsabilité internationale.
Mon livre a eu un certain succès académique et certaines de mes conclusions ont été plaidées par les deux parties dans une affaire devant la Cour internationale de justice (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie)). Les résultats de mes recherches dans mon ouvrage ont été par la suite au cœur des travaux de l’Institut de droit international et de la Commission du droit international sur l’élaboration d’instruments juridiques régissant la succession d’États à la responsabilité internationale.

“Il n’y a rien de plus valorisant que de voir que mes travaux sont cités par les parties et les tribunaux dans des affaires internationales et qu’ils puissent inspirer d’autres universitaires.”
Patrick Dumberry
Q. Dans votre ouvrage , vous analysez plusieurs centaines de sentences arbitrales. Quels enseignements principaux tirez-vous de cette recherche sur l’interprétation du traitement juste et équitable (TJE) ?
P. D. : À l'origine de mes travaux sur la question, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une organisation internationale, m’avait demandé de faire une conférence devant les représentants d’une centaine de pays sur la modification des traités bilatéraux de protection des investissements étrangers. Ma recherche empirique d’environ 300 sentences arbitrales réglant des litiges entre investisseurs étrangers et États montre que les tribunaux donnent des interprétations différentes de la norme du « traitement juste et équitable » (TJE), selon les variations dans le libellé de la clause dans ces traités. Autrement dit, le choix des mots dans un traité peut complètement changer l’issue d’un litige.
Les tribunaux ont ainsi donné des interprétations larges et libérales à des clauses dites « autonomes » (c’est-à-dire, celles contenant uniquement les mots « juste et équitable »), mais, au contraire, des interprétations restrictives à celles faisant référence à l’obligation de donner un traitement qui est conforme à la « norme minimale de traitement » en vertu du droit coutumier (un standard donnant des droits limités aux investisseurs en droit international). Cette interprétation a un impact direct sur la façon dont les tribunaux ont ensuite évalué les questions de responsabilité et d'indemnisation. Le taux de succès des demandes introduites par des investisseurs est élevé pour les tribunaux examinant les clauses TJE « autonomes » (50 %) alors qu’il est beaucoup plus faible (25 %) pour les tribunaux analysant les clauses où la norme est liée à la coutume.
Le but de mon et ensuite de mon livre était d’exposer le risque pour les États (défendeurs dans ces affaires) qui est associé à la présence de clause TJE « autonome » dans les traités bilatéraux.
Q. Selon vous, en quoi la recherche doctrinale est-elle importante pour l’évolution du droit ?
P. D. : La recherche doctrinale a un impact fondamental dans le domaine du droit international et plus précisément dans les litiges entre investisseurs et États. Les avocats représentant les parties n'ont tout simplement pas le temps ni les moyens d’entreprendre des recherches exhaustives et détaillées sur la pratique des États, les décisions des tribunaux internationaux et la doctrine.
Le rôle des arbitres et des juges est de trancher des litiges et non pas d’élaborer des théories d’application générale. C'est le rôle et surtout le privilège d’un·e professeur·e de droit d’avoir le temps (et parfois un peu d’argent…) pour faire ce travail essentiel à l’évolution et au développement du droit. Il n’y a rien de plus valorisant que de voir par la suite que mes travaux sont cités par les parties et les tribunaux dans des affaires internationales et qu’ils puissent inspirer d’autres universitaires.

“La recherche doit être utile dans la vraie vie et doit avoir un impact é et concret sur les acteurs de la société.”
Patrick Dumberry
Q. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes chercheurs intéressés par la recherche doctrinale en droit ?
P. D. : La recherche n’est pas faite pour tous! Ça demande de très longues heures de travail, le plus souvent en solitaire, avec une gratification qui ne vient bien souvent que des années plus tard. Il ou elle a parfois l’impression de faire une grande traversée du désert à la recherche d’une oasis… Il faut une grande discipline afin de pouvoir libérer un bloc d’heures de travail consécutives… et ce (presque) à chaque jour ! Mon conseil est qu’il faut se plonger dans l’écriture même si l’exercice peut sembler chaotique au départ. Il ne faut surtout pas attendre que le plan soit impeccable et que la compréhension du sujet soit totale (ce moment ne viendra peut-être jamais !!). Il faut tout simplement se lancer et écrire. Les grandes lignes de votre réflexion vont par elle-même se dessiner et vos idées fondamentales vont peu à peu se profiler au fil des mois, des années.
À mon avis, il faut s’attaquer à des sujets importants qui vont bien vieillir avec le temps (qui seront encore pertinents dans 10 ou 30 ans) et ainsi tenter d’éviter une question complètement nouvelle et apparemment « sexy » et de le faire sur la base d’une théorie « en vogue » du moment. Les jeunes chercheurs ont parfois tendance à vouloir traiter de sujets toujours plus pointus et spécifiques, et ce, à l’aide d’un angle d’analyse complètement novateur et jusqu’ici totalement inexploré. Il y a un danger d’ainsi se « surspécialiser » par rapport à un microsujet qui, soyons honnête, n’intéresse véritablement personne (sauf, peut-être, soi-même) et en plus avec une approche théorique et méthodologique incompréhensible (voire carrément ésotérique !) pour le commun des mortels juristes.
Bien que l’écriture soit essentiellement une activité solitaire, il faut faire de la recherche pour un auditoire é (pas seulement cinq autres thésards) et dans un but de trouver des solutions à des problématiques juridiques contemporaines. La recherche doit être utile dans la vraie vie et doit avoir un impact é et concret sur les acteurs de la société.
C’est un souci important dans mon domaine de recherche qu’est le droit international dans un contexte actuel où les relations internationales sont de plus en plus instables, minées par une polarisation idéologique et politique alarmante, et par les violations continues et incessantes de certains des principes les plus fondamentaux du droit international par nombre des acteurs les plus puissants. Dans un monde incertain et chaotique, à mon avis, il vaut mieux s’attaquer à des problématiques d’importance globale plutôt qu’à des questions éphémères et frivoles à la mode.