Souvent perçu comme technique, spécialisé, réservé à quelques initiés, le droit des assurances demeure un domaine dense, en constante évolution, et parfois opaque même pour les juristes chevronnés. Mais comment mieux outiller ceux et celles appelés à en naviguer les complexités?
Pour le professeur Vincent Caron, cela passe par une recherche doctrinale rigoureuse, ancrée dans la pratique, attentive aux besoins réels des justiciables, des avocats et des régulateurs. Son ouvrage (Éditions Yvon Blais), publié en 2024 après dix années de recherche, est né d’une volonté bien concrète : offrir aux praticiens un outil de référence capable de répondre aux enjeux multiples soulevés par l’interprétation des polices d’assurance, les relations entre assureurs et assurés, ainsi que les dimensions souvent négligées de la réglementation.
Dans cet entretien, le professeur Caron revient sur les motivations profondes de son travail, les apports pratiques de ses livres pour la formation juridique et le monde professionnel, ainsi que les défis émergents dans un domaine en pleine mutation, à l’ère des catastrophes à grande échelle et de l’intelligence artificielle.
Il réfléchit également au rôle de la doctrine dans l’évolution du droit, aux liens dynamiques entre recherche, enseignement et pratique, et partage une vision généreuse de la recherche juridique, ouverte aux jeunes esprits curieux et critiques. Le professeur Caron nous offre un éclairage précieux sur une branche du droit essentielle, trop souvent sous-estimée.

« J’ai été fasciné et le demeure encore par le fait que le texte identique d’une police à l’autre peut produire des effets drastiquement différents. »
Vincent Caron
Votre publication de 2024, Assurance – Biens, Responsabilité, est le produit de dix années de recherche. Qu'est-ce qui vous a attiré initialement à ce projet, et quelles sont les questions clés auxquelles vous avez choisi de répondre ?
Vincent Caron : Ce projet a germé alors que j’étais encore étudiant. J’ai écrit le livre que j’aurais aimé avoir à portée de main lorsque je travaillais dans un cabinet d’avocats qui effectuait beaucoup de litiges en droit des assurances. Les questions entourant l’étendue de la couverture sont donc au cœur de l’ouvrage. J’ai été fasciné et le demeure encore par le fait que le texte identique d’une police à l’autre peut produire des effets drastiquement différents selon qu’il y ait une divergence entre la proposition et la police, selon le comportement des mandataires de l’assureur ou encore des arguments avancés par les plaideurs pour interpréter le texte.
Le droit des assurances a également un volet réglementaire qui est essentiellement ignoré de la doctrine, l’ouvrage aborde en introduction quelques une de ces questions dont le Code civil ne traite pas. De la même manière, les cours de droit des assurances sont pour la plupart centrés sur la relation assuré-assureur alors qu’il existe pourtant un autre aspect tout aussi important, celui de la relation assureur-régulateur.
Je suis également très fier de la rubrique traitant de certains aspects procéduraux. Cette initiative a été le point de départ d’un nouveau livre, cette fois consacré au droit judiciaire.
Votre livre a des applications pratiques concrètes pour les professionnels du droit, les organismes de réglementation et les assureurs. Comment envisagez-vous la contribution de votre travail à la formation juridique et à la pratique de l'industrie ?
V. C. : Le livre a permis de mettre en lumière que plusieurs des mesures de protection établies en faveur des assurés sont malheureusement ignorées de leur avocate ou avocat, notamment le processus réglementaire d’accès aux données et celui de traitement des plaintes et des différends. Dans mes cours, j’essaie de sensibiliser les étudiants à ces enjeux dans l’espoir de bien les équiper pour leur pratique. J’ai par ailleurs rédigé le livre dans l’optique de fournir le plus d’informations pertinentes afin de défendre autant les intérêts des assurés et ceux des assureurs. Pour chaque décision analysée, je me suis posé les questions suivantes : Si je représentais les intérêts d’un assuré, qu’est-ce que j’aimerais retenir de cette décision? Si je représentais les intérêts d’un assureur, qu’est-ce que j’aimerais retenir de cette décision? Je crois qu’il s’agit d’une mission accomplie. Un ami me confiait qu’une associée de son cabinet avec commandé une copie de l’ouvrage pour chaque membre de son équipe.

« Il y a quelques années, l’arrivée de la voiture autonome soulevait bien des questions au regard de l’assurance. Aujourd’hui, ce sont les risques entourant le développement de l’IA. »
Vincent Caron
Quels sont les principaux défis émergents dans le domaine du droit des assurances aujourd'hui ?
V. C. : L’assurance repose sur la gestion du risque. La réalisation d’un sinistre peut parfois générer des dommages à grande échelle (tempête de verglas, 11 septembre 2001, explosion d’une plateforme pétrolière, vols de données, produit défectueux déployé à grande échelle, ouragan, feu de forêt). Il y a quelques années, l’arrivée de la voiture autonome soulevait bien des questions au regard de l’assurance. Aujourd’hui, ce sont les risques entourant le développement de l’intelligence artificielle. Différentes techniques actuarielles sont employées afin de réduire l’exposition des assureurs aux sinistres de grande envergure. La logique actuarielle ne cadre pas toujours avec les règles entourant la responsabilité civile ou le droit des assurances, ce qui peut poser des défis particulièrement intéressants aux juristes. Le dossier de la pyrorthite en Mauricie en est un exemple, où les propriétaires des maisons touchées ont été indemnisés, mais le partage des coûts entre les assureurs demeure devant les tribunaux.
Le développement de l’intelligence artificielle transforme déjà le processus de sélection du risque pour certains assureurs. Si cette méthode est nouvelle, les enjeux juridiques sont bien connus : le respect de la vie privée, la confidentialité des données (accès, traitement, conservation, destruction, provenance) et la discrimination. Dans les années 1960, certains ont pu démontrer le phénomène du redlining en matière d’assurance. Dès phénomènes similaires peuvent potentiellement survenir. En l’absence de connaissance des données utilisées et de leur provenance, la preuve de discrimination sera particulièrement complexe. Rappelons, à ce sujet, le cadre particulier dont bénéficie le secteur de l’assurance. L’article 20.1 de la Charte des droits et libertés de la personne ±è°ùé±¹´Ç¾±³Ù&²Ô²ú²õ±è;:
20.1 Dans un contrat d’assurance ou de rente, un régime d’avantages sociaux, de retraite, de rentes ou d’assurance ou un régime universel de rentes ou d’assurance, une distinction, exclusion ou préférence fondée sur l’âge, le sexe ou l’état civil est réputée non discriminatoire lorsque son utilisation est légitime et que le motif qui la fonde constitue un facteur de détermination de risque, basé sur des données actuarielles.
Dans ces contrats ou régimes, l’utilisation de l’état de santé comme facteur de détermination de risque ne constitue pas une discrimination au sens de l’article 10.
Le développement de l’intelligence artificielle transforme également le processus de réclamation de certains assureurs où le traitement informatisé accélère, voire élimine, les délais entre le moment où l’assuré effectue sa réclamation et le moment où l’indemnité est versée dans son compte. Encore une fois, cela soulève des questions entourant la vie privée, la confidentialité des données, ainsi que l’information fournie par des tiers – comme les agences de crédit – dont l’assuré ignore souvent l’utilisation dans le processus décisionnel, et dont il ne peut ni confirmer ni infirmer l’exactitude. S’y ajoutent également des préoccupations en matière de discrimination.

« Un étudiant pose une question à laquelle nous n’avons pas la réponse et s’enclenche alors une recherche qui parfois ouvre une véritable boîte de pandore et débouche ensuite sur un article ou un livre. »
Vincent Caron
« Votre plus récent ouvrage, , propose une distinction essentielle entre procédure civile et droit judiciaire. Comment cette réflexion plus générale s’articule-t-elle avec vos recherches en droit des assurances ? »
V. C. : Dans le livre ASSURANCE, j’ai systématiquement traité des aspects procéduraux entourant le contrat d’assurance. C’est en rédigeant ces rubriques que l’idée d’un ouvrage dédié spécifiquement au droit judiciaire a germé. Par ailleurs, la chapitre consacré à l’assurance responsabilité civile analyse en détails les défis procéduraux particuliers entourant ce type de contrat. Dans mon enseignement du droit des assurances, j’essaie de sensibiliser les étudiants à ces enjeux passionnants.
Vous concevez-vous comme un auteur de doctrine ? Si oui, comment décririez-vous la recherche doctrinale et son impact sur la pratique, l’enseignement et l’évolution du droit ?
V. C. : Il y a tellement de grands auteurs de doctrine que j’hésite à m’attribuer ce titre. Cela dit, j’écris de la doctrine.
C’est cliché, mais l’enseignement nourrit la recherche. Un étudiant pose une question à laquelle nous n’avons pas la réponse et s’enclenche alors une recherche qui parfois ouvre une véritable boîte de pandore et débouche ensuite sur un article ou un livre. Une question au sujet de la divergence entre la proposition et la police (art. 2400 C.c.Q.) a été l’incubateur d’un article dont la réflexion s’est poursuivie jusqu’à aboutir à un traité sur l’assurance. Ces découvertes enrichissent sans contredit l’enseignement où de nouvelles questions émergent en réponse à ce nouveau partage.
Les liens entre la doctrine et la pratique entretiennent des rapports similaires. Certaines recherches influencent la pratique alors que les praticiens, en partageant leurs défis, peuvent éclairer les auteurs sur une réalité dont ils ne peuvent être témoins et ainsi inspirer de nouvelles recherches.
La doctrine peut influencer l’évolution du droit de différentes manières. L’approche descriptive peut mettre en lumière des phénomènes problématiques, des lacunes ou des difficultés particulières. La mise en lumière de cette réalité débouche parfois sur une modification législative ou une réforme du droit. Une autre approche, plus dynamique, consiste à imaginer le droit autrement, à proposer des modifications législatives, un changement de culture, un nouveau concept, un outil, etc.
Les auteurs de doctrine influencent-ils les réformes législatives et les politiques publiques dans des domaines tels le droit des assurances ?
V. C. : C’est une excellente question, qui, pour ma part, m’incite à faire preuve d’humilité. En 2018, lors de la Consultation publique sur la Loi visant principalement à améliorer l’encadrement du secteur financier, la protection des dépôts d’argent et le régime de fonctionnement des institutions financières, le mémoire de la Chambre de l’assurance de dommages citait avec approbation les travaux d’un de mes précédents livres, mais le législateur a plutôt choisi l’option inverse en limitant la protection des assurés lors du renouvellement du contrat d’assurance. Ce nouveau livre connaîtra peut-être un accueil différent de la part du législateur. L’avenir le dira!

« En ouvrant la porte de la recherche, on constate rapidement qu’il s’agit d’un vaste monde où il y a tant à apprendre, mais également tant à contribuer. »
Vincent Caron
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes chercheurs intéressés par la recherche doctrinale en droit ?
V. C. : Premièrement, vous pouvez commencer dès maintenant. Je supervise à l’occasion des recherches d’étudiants en deuxième ou troisième année et c’est généralement une double surprise. En ouvrant la porte de la recherche, on constate rapidement qu’il s’agit d’un vaste monde où il y a tant à apprendre, mais également tant à contribuer. L’étudiant précise alors le sujet de sa recherche et réalise deux choses : 1) il peut lui aussi participer au développement du savoir juridique, 2) ce qu’il n’a pu aborder, sera l’occasion d’un autre travail. Pour ma part, je suis toujours surpris par leurs trouvailles et leurs propositions, souvent avant-gardistes. Je crois également que les professeurs sont enclins à aider les étudiants dans leur projet de rédaction, même lorsque ceux-ci, ne s’inscrivent pas dans le cadre formel d’un cours spécifique.
Deuxième conseil, c’est en forgeant que l’on devient forgeron. Plutôt que de viser la perfection et de voir la recherche comme un produit final, envisagez plutôt la recherche comme un exercice continu où les habiletés de recherche et de rédaction progressent tout au long de la carrière.
Troisièmement, lorsque vous ne trouvez pas de réponse précise dans la loi, la doctrine et la jurisprudence, vous tenez un sujet de recherche. Si au contraire, il y a trop de réponses à votre question, vous devez préciser celle-ci. Les étudiants arrivent souvent dans mon bureau avec un sujet très large. Je dessine alors un entonnoir : le projet initial est l’embouchure alors que le produit final est le goulot.
Enfin, je dirais de faire attention : si l’on sait quand on entre dans la recherche, on ne sait jamais lorsque l’on va en ressortir. À titre d’exemple, vos questions précédentes m’ont inspiré deux questions de recherche!
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Le professeur Vincent Caron a fait paraître, le 5 septembre 2025, son sixième ouvrage, (Amazon), préfacé par l’honorable Marie-France Bich, juge à la Cour d’appel du Québec. Véritable précis, ce livre propose une distinction fondamentale entre la procédure civile, axée sur les règles techniques et matérielles, et le droit judiciaire, envisagé comme une discipline globale qui analyse le procès civil dans toutes ses dimensions.